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Voir sur Amazon
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Le
roman n'est plus l'�criture d'une aventure,
mais l'aventure d'une �criture.
Jean Ricardou.
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1942
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1948
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1953
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1957
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1960
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1961
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1971
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1984
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1985
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'expression
� Nouveau Roman � est due � �mile Henriot qui l'employa dans
un article du Monde, le 22 mai 1957, pour rendre
compte de La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet et de Tropismes
de Nathalie Sarraute. Il ne s'agit pas � proprement parler
d'une �cole, encore que ses principaux cr�ateurs aient �t�
f�d�r�s par les �ditions de Minuit et que certains d'entre
eux n'aient pas rechign� � �tre �tudi�s sous cette banni�re.
Mais leurs �uvres sont en r�alit� fort diff�rentes et ont
�volu� diversement. Pour l'essentiel, les � Nouveaux
Romanciers � contestent le roman de type balzacien :
ils sont en cela influenc�s par certains romanciers
�trangers (Kafka, Virginia Woolf), mais l'influence de
Stendhal et de Flaubert est aussi notable, ainsi que celle
de L'�tranger d'Albert Camus ou de La Naus�e
de Jean-Paul Sartre.
Leur premi�re d�nonciation vise le personnage
traditionnel, reflet d'une confiance surann�e dans la
nature humaine. A la peinture des caract�res, �
soup�onn�e � de transporter des valeurs id�ologiques, le
Nouveau Roman pr�f�re l'exploration des flux de
conscience. Devenus anonymes et ambigus, les
personnages �voluent du m�me coup dans une intrigue
�nigmatique. Car le Nouveau Roman fait aussi le proc�s
de la connaissance en se limitant � ce subjectivisme : l'�tranget�
du monde, soulign�e par la minutie des descriptions
(c'est ainsi que ces romanciers se r�clament d'un � nouveau
r�alisme �), sollicite une participation accrue du
lecteur.
1. La
mort du personnage
Le roman s'affirme en tant que genre au moment o� la
bourgeoisie triomphante promeut ses valeurs, en ce d�but
du XIX�me si�cle o� le Romantisme valorise les
effusions du moi et sacralise l'individu. Le
Nouveau Roman est, au contraire, le produit d'une �poque
qui voit s'imposer les masses et doute de la nature
humaine. A la suite de Freud, en outre, on ne sait que
trop combien est douteuse la psychologie traditionnelle.
Pour toutes ces raisons, le personnage dans le Nouveau
Roman, souvent priv� de nom, parfois r�duit � une
initiale, subit les cons�quences d'une mutation profonde
des mentalit�s et des structures sociales : � Le
roman est l'expression d'une soci�t� qui change; il devient
bient�t celle d'une soci�t� qui a conscience de changer. �
(Michel Butor, R�pertoire, II).
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Alain
Robbe-Grillet (1922-2008)
Pour un nouveau roman (1963)
Dans Pour un nouveau roman (ensemble
d'�tudes �crites entre 1956 et 1963),
Robbe-Grillet d�nonce les notions, qu'il juge
"p�rim�es", de personnage, d'histoire ou
d'engagement. Reconnaissant sa dette � l'�gard
de Sartre ou de Camus, il d�finit
n�anmoins le nouveau roman comme une recherche
qui ne propose pas de signification toute faite
et ne reconna�t pour l'�crivain qu'un engagement
: la litt�rature.
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Nous
en a-t-on assez parl� du � personnage � ! Et �a ne
semble, h�las, pas pr�s de finir. Cinquante ann�es
de maladie, le constat de son d�c�s enregistr� �
maintes reprises par les plus s�rieux essayistes,
rien n'a encore r�ussi � le faire tomber du
pi�destal o� l'avait plac� le XIXe si�cle. C'est
une momie � pr�sent, mais qui tr�ne toujours avec
la m�me majest� � quoique postiche � au milieu des
valeurs que r�v�re la critique traditionnelle.
C'est m�me l� qu'elle reconna�t le � vrai �
romancier : � il cr�e des personnages �...
Pour justifier le bien-fond� de ce point de
vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac
nous a laiss� Le P�re Goriot, Dosto�esvski
a donn� le jour aux Karamazov, �crire des
romans ne peut plus donc �tre que cela : ajouter
quelques figures modernes � la galerie de
portraits que constitue notre histoire litt�raire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le
mot signifie. Ce n'est pas un il
quelconque, anonyme et translucide, simple sujet
de l'action exprim�e par le verbe. Un personnage
doit avoir un nom propre, double si possible : nom
de famille et pr�nom. Il doit avoir des parents,
une h�r�dit�. Il doit avoir une profession. S'il a
des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il
doit poss�der un � caract�re �, un visage qui le
refl�te, un pass� qui a model� celui-ci et
celui-l�. Son caract�re dicte ses actions, le fait
r�agir de fa�on d�termin�e � chaque �v�nement. Son
caract�re permet au lecteur de le juger, de
l'aimer, de le ha�r. C'est gr�ce � ce caract�re
qu'il l�guera un jour son nom � un type humain,
qui attendait, dirait-on, la cons�cration de ce
bapt�me.
Car il faut � la fois que le personnage
soit unique et qu'il se hausse � la hauteur d'une
cat�gorie. Il lui faut assez de particularit� pour
demeurer irrempla�able, et assez de g�n�ralit�
pour devenir universel. On pourra, pour varier un
peu, se donner quelque impression de libert�,
choisir un h�ros qui paraisse transgresser l'une
de ces r�gles : un enfant trouv�, un oisif, un
fou, un homme dont le caract�re incertain m�nage
�� et l� une petite surprise... On n'exag�rera
pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de
la perdition, celle qui conduit tout droit au
roman moderne.
Aucune des grandes �uvres contemporaines ne
correspond en effet sur ce point aux normes de la
critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom
du narrateur dans La Naus�e ou dans L'�tranger
? Y a-t-il l� des types humains ? Ne serait-ce pas
au contraire la pire absurdit� que de consid�rer
ces livres comme des �tudes de caract�re ? Et Le
Voyage au bout de la nuit, d�crit-il un
personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par
hasard que ces trois romans sont �crits � la
premi�re personne ? Beckett change le nom et la
forme de son h�ros dans le cours d'un m�me r�cit.
Faulkner donne expr�s le m�me nom � deux personnes
diff�rentes. Quant au K. du Ch�teau, il se
contente d'une initiale, il ne poss�de rien, il
n'a pas de famille, pas de visage ; probablement
m�me n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En
fait, les cr�ateurs de personnages, au sens
traditionnel, ne r�ussissent plus � nous proposer
que des fantoches auxquels eux-m�mes ont cess� de
croire. Le roman de personnages appartient bel et
bien au pass�, il caract�rise une �poque : celle
qui marqua l'apog�e de l'individu.
Peut-�tre n'est-ce pas un progr�s, mais il
est certain que l'�poque actuelle est plut�t celle
du num�ro matricule. Le destin du monde a cess�,
pour nous, de s'identifier � l'ascension ou � la
chute de quelques hommes, de quelques familles. Le
monde lui-m�me n'est plus cette propri�t� priv�e,
h�r�ditaire et monnayable, cette sorte de proie,
qu'il s'agissait moins de conna�tre que de
conqu�rir. Avoir un nom, c'�tait tr�s important
sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne.
C'�tait important, un caract�re, d'autant plus
important qu'il �tait davantage l'arme d'un
corps-�-corps, l'espoir d'une r�ussite, l'exercice
d'une domination. C'�tait quelque chose d'avoir un
visage dans un univers o� la personnalit�
repr�sentait � la fois le moyen et la fin de toute
recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins s�r de
lui-m�me, plus modeste peut-�tre puisqu'il a
renonc� � la toute-puissance de la personne, mais
plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-del�. Le
culte exclusif de � l'humain � a fait place � une
prise de conscience plus vaste, moins
anthropocentriste. Le roman para�t chanceler,
ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le
h�ros. S'il ne parvient pas � s'en remettre, c'est
que sa vie �tait li�e � celle d'une soci�t�
maintenant r�volue. S'il y parvient, au contraire,
une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la
promesse de nouvelles d�couvertes.
|
Questions
:
-
Cible
essentielle des Nouveaux Romanciers, Balzac
donne � la description une fonction di�g�tique : le
lieu explique la personne, comme la personne, dans ses
traits physiques, affiche son caract�re.
Examinez ce portrait de Mme Vauquer dans Le P�re
Goriot (1834-1835) et montrez comment il v�rifie
le constat de Robbe-Grillet :
� [Dans
le roman de type balzacien], il faut que le
personnage soit unique et qu'il se hausse � la
hauteur d'une cat�gorie. Il lui faut assez de
particularit� pour demeurer irrempla�able, et assez
de g�n�ralit� pour devenir universel. �
Bient�t
la veuve se montre, attif�e de son bonnet de
tulle sous lequel pend un tour de faux
cheveux mal mis; elle marche en tra�nassant
ses pantoufles grimac�es. Sa face
vieillotte, grassouillette, du milieu de
laquelle sort un nez � bec de perroquet; ses
petites mains potel�es, sa personne dodue
comme un rat d'�glise, son corsage trop
plein et qui flotte, sont en harmonie avec
cette salle o� suinte le malheur, o� s'est
blottie la sp�culation et dont madame
Vauquer respire l'air chaudement f�tide sans
en �tre �c�ur�e. Sa figure fra�che comme une
premi�re gel�e d'automne, ses yeux rid�s,
dont l'expression passe du sourire prescrit
aux danseuses � l'amer renfrognement de
l'escompteur, enfin toute sa personne
explique la pension, comme la pension
implique sa personne. Le bagne ne va pas
sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un
sans l'autre. L'embonpoint blafard de cette
petite femme est le produit de cette vie,
comme le typhus est la cons�quence des
exhalaisons d'un h�pital. Son jupon de laine
tricot�e, qui d�passe sa premi�re jupe faite
avec une vieille robe, et dont la ouate
s'�chappe par les fentes de l'�toffe
l�zard�e, r�sume le salon, la salle �
manger, le jardinet, annonce la cuisine et
fait pressentir les pensionnaires. Quand
elle est l�, ce spectacle est complet. �g�e
d'environ cinquante ans, madame Vauquer
ressemble � toutes les femmes qui ont eu des
malheurs . Elle a l'�il vitreux, l'air
innocent d'une entremetteuse qui va se
gendarmer pour se faire payer plus cher,
mais d'ailleurs pr�te � tout pour adoucir
son sort, � livrer Georges ou Pichegru, si
Georges ou Pichegru �taient encore � livrer.
N�anmoins, elle est bonne femme au fond ,
disent les pensionnaires, qui la croient
sans fortune en l'entendant geindre et
tousser comme eux. Qu'avait �t� monsieur
Vauquer ? Elle ne s'expliquait jamais sur le
d�funt. Comment avait-il perdu sa fortune ?
Dans les malheurs, r�pondait-elle. Il
s'�tait mal conduit envers elle, ne lui
avait laiss� que les yeux pour pleurer,
cette maison pour vivre, et le droit de ne
compatir � aucune infortune, parce que,
disait-elle, elle avait souffert tout ce
qu'il est possible de souffrir.
|
-
Pour
Robbe-Grillet, le roman est l'expression d'une �poque
et ne peut donc lui survivre (voir une
sur ce sujet). � Le roman para�t chanceler, ayant
perdu son meilleur soutien d'autrefois, le h�ros
�, �crit encore Robbe-Grillet. Vous prendrez
connaissance de l'
de La Chartreuse de Parme de Stendhal que
nous proposons dans une autre page : en quoi cette
dissolution du h�ros est-elle d�j� sensible dans les
proc�d�s stendhaliens ?
2.
L'exploration des flux de conscience
Le Nouveau Roman est une fiction de l'intime. Il ne
s'agit pas ici, bien entendu, de l'exploration morale
d'un sujet qui se livrerait au lecteur au sein du projet
concert� de quelque journal ou confession. Les
romanciers du XIX�me si�cle avaient tent�
d�j� de saisir les m�andres de la conscience � l'instant
o� elle se fait la plus secr�te et la moins contr�l�e :
cela se traduisait, chez Flaubert ou Zola notamment, par
une utilisation continue du discours indirect libre (voir
nos pages sur le
monologue int�rieur). Avec les
Nouveaux Romanciers, c'est l'intrigue tout enti�re qui
se trouve subordonn�e � la conscience parcellaire d'un
sujet. Pour Nathalie Sarraute, les
tropismes (ce que l'on a aussi appel� sous-conversation)
sont ces � mouvements ind�finissables qui glissent
tr�s rapidement aux limites de la conscience; ils sont �
l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments
que nous manifestons, que nous croyons �prouver et qu'il
est possible de d�finir. Ils me paraissaient et me
paraissent encore constituer la source secr�te de notre
existence. [...] Rien ne devait en distraire celle
du lecteur : ni caract�res des personnages, ni intrigue
romanesque � la faveur de laquelle, d'ordinaire, ces
caract�res se d�veloppent, ni sentiments connus et nomm�s.
� ces mouvements qui existent chez tout le monde et
peuvent � tout moment se d�ployer chez n'importe qui, des
personnages anonymes, � peine visibles, devaient servir de
simple support. � (Le langage dans l'art du roman,
1970).

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Nathalie
Sarraute (1900-1999)
L'�re
du soup�on (1956)
L'�re du soup�on peut passer pour le
premier manifeste avant la lettre du Nouveau
Roman. Nathalie
Sarraute y explique les raisons pour
lesquelles l'auteur et le lecteur ont rompu
les relations qui les unissaient
nagu�re : � Non seulement ils
se m�fient du personnage de roman, mais, �
travers lui, ils se m�fient l'un de l'autre.
Il �tait le terrain d'entente, [...] il est
devenu le lieu de leur m�fiance r�ciproque.�
|
Ce
que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop
bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a
connu Joyce, Proust et Freud; le
ruissellement, que rien au-dehors ne permet de
d�celer, du monologue int�rieur, le
foisonnement infini de la vie psychologique et
les vastes r�gions encore � peine d�frich�es
de l'inconscient. II a vu tomber les cloisons
�tanches qui s�paraient les personnages les
uns des autres, et le h�ros de roman devenir
une limitation arbitraire, un d�coupage
conventionnel pratiqu� sur la trame commune
que chacun contient tout enti�re et qui capte
et retient dans ses mailles innombrables tout
l'univers. Comme le chirurgien qui fixe son
regard sur l'endroit pr�cis o� doit porter son
effort, l'isolant du corps endormi, il a �t�
amen� � concentrer toute son attention et sa
curiosit� sur quelque �tat psychologique
nouveau, oubliant le personnage immobile qui
lui sert de support de hasard. II a vu le
temps cesser d'�tre ce courant rapide qui
poussait en avant l'intrigue pour devenir une
eau dormante au fond de laquelle s'�laborent
de lentes et subtiles d�compositions; il a vu
nos actes perdre leurs mobiles courants et
leurs significations admises, des sentiments
inconnus appara�tre et les mieux connus
changer d'aspect et de nom.
II a si bien et tant appris qu'il s'est
mis � douter que l'objet fabriqu� que les
romanciers lui proposent puisse receler les
richesses de l'objet r�el. Et puisque les
auteurs qui pratiquent la m�thode objective
pr�tendent qu'il est vain de s'efforcer de
reproduire l'infinie complexit� de la vie, et
que c'est au lecteur de se servir de ses
propres richesses et des instruments
d'investigation qu'il poss�de pour arracher
son myst�re � l'objet ferm� qu'ils lui
montrent, il pr�f�re ne s'efforcer qu'� bon
escient et s'attaquer aux faits r�els.
|
Questions
:
-
Recensez les moyens stylistiques et
syntaxiques dont un romancier dispose pour exprimer
ces tropismes (aidez-vous de la page que nous
consacrons au monologue
int�rieur.)
-
Voici un exemple tir� de Tropismes
de Nathalie Sarraute (1939). Montrez que s'exprime ici
en effet une conception du temps, non plus � courant
rapide � mais plut�t � eau dormante au fond de
laquelle s'�laborent de lentes et subtiles
d�compositions �.
...
mais oui, le temps passe vite, ah, c'est
une fois pass� vingt ans que les ann�es se
mettent � courir plus vite, n'est-ce pas ?
Eux aussi trouvaient cela ? et elle se
tenait devant eux dans son ensemble noir
qui allait avec tout, et puis, le noir,
c'est bien vrai, fait toujours habill�...
elle se tenait assise, les mains crois�es
sur son sac assorti, souriante, hochant la
t�te, apitoy�e, oui, bien s�r, elle avait
entendu raconter, elle savait comme
l'agonie de leur grand-m�re avait dur�,
c'est qu'elle �tait si forte, pensez donc,
ils n'�taient pas comme nous, elle avait
conserv� toutes ses dents � son �ge... Et
Madeleine ? Son mari... Ah, les hommes,
s'ils pouvaient mettre au monde des
enfants, ils n'en auraient qu'un seul,
bien s�r, ils ne recommenceraient pas deux
fois, sa m�re, la pauvre femme, le
r�p�tait toujours - Oh ! oh ! les p�res,
les fils, les m�res ! - l'a�n�e �tait une
fille, eux qui avaient voulu avoir un fils
d'abord, non, non, c'�tait trop t�t, elle
n'allait pas se lever d�j�, partir, elle
n'allait pas se s�parer d'eux, elle allait
rester l�, pr�s d'eux, tout pr�s, le plus
pr�s possible, bien s�r, elle comprenait,
c'est si gentil, un fr�re a�n�, elle
hochait la t�te, elle souriait, oh, pas
elle la premi�re, oh, non, ils pouvaient
�tre tout � fait rassur�s, elle ne
bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne
pourrait jamais rompre cela tout � coup.
Se taire ; les regarder ; et juste au beau
milieu de la maladie de la grand-m�re se
dresser, et, faisant un trou �norme,
s'�chapper en heurtant les parois
d�chir�es et courir en criant au milieu
des maisons qui guettaient accroupies tout
au long des rues grises, s'enfuir en
enjambant les pieds des concierges qui
prenaient le frais assises sur le seuil de
leurs portes, courir la bouche tordue,
hurlant des mots sans suite, tandis que
les concierges l�veraient la t�te
au-dessus de leur tricot et que leurs
maris abaisseraient leur journal sur leurs
genoux et appuieraient le long de son dos,
jusqu'� ce qu'elle tourne le coin de la
rue, leur regard.
|
3. Un
nouveau r�alisme ?
L'influence du
cin�ma sur le Nouveau Roman est essentielle. Certains
romanciers ont �t� des r�alisateurs (Robbe-Grillet,
Marguerite Duras) et ont trouv� l� un outil
particuli�rement docile pour illustrer leurs th�ories.
Mais le cin�ma a surtout entra�n� dans le roman une
nouvelle vision de l'espace et un nouveau statut de
l'objet, ce qui n'a pas �t� sans cr�er un malentendu :
on a ainsi fait du Nouveau Roman une "�cole du regard"
en insistant � plaisir sur ses descriptions quasi
maniaques. C'�tait pourtant oublier que le "voyeur"
est toujours un homme "terriblement engag� dans les
passions humaines" (Pour un nouveau
roman). C'est dire qu'� travers l'objet
s'�labore l'exploration d'un contenu mental fait de
fantasmes et de mythes personnels. Michel Leiris a le
premier propos� l'expression de "r�alisme
mythologique" ("Critique", f�vrier 1958)
pour exprimer les caract�res d'une �criture romanesque
livr�e aux m�andres d'un imaginaire.

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Claude
Simon (1913-2005)
La Route des Flandres (1960)
La Route des Flandres peut tenir dans
ces quelques heures o� tout se presse
dans la m�moire de Georges, le
personnage principal : le d�sastre de
mai 1940, la mort inexpliqu�e de son
capitaine � la t�te d'un escadron de
dragons, son temps de captivit�, le
train qui le menait au camp de
prisonniers, etc. � Dans la
m�moire, dit Claude Simon, tout se situe
sur le m�me plan : le dialogue,
l'�motion, la vision coexistent.� Le
lecteur est entra�n� dans cette
"architecture sensorielle", comme dans
ce passage o� Georges et son ami Blum
rencontrent une fille au seuil d'une
grange o� ils font halte.
|
Dis
donc tu as vu cette fille, elle�, puis la
voix cessant, les l�vres persistant
peut-�tre encore � remuer sur du silence,
puis cessant elles aussi tandis qu�il
regardait ce visage de papier, et Blum (il
avait enlev� son casque et maintenant son
�troite figure de fille semblait plus
�troite encore entre les oreilles
d�coll�es, pas beaucoup plus grosse qu'un
poing, au-dessus du cou de fille sortant
du col raide et mouill� du manteau comme
hors d'une carapace, souffreteux, triste,
f�minin, but�) disant : � Quelle fille? �,
et Georges : � Quelle ... Qu'est-ce que tu
as ? �, le cheval de Blum encore sell�,
m�me pas attach�, et lui simplement appuy�
au mur comme s'il avait eu peur de tomber,
avec son mousqueton toujours en
bandouli�re, sans m�me avoir le courage de
se d�s�quiper, et Georges disant pour la
deuxi�me fois : � Qu'est-ce que tu as ? Tu
es malade ? � et Blum haussant les
�paules, se d�tachant du mur, commen�ant �
d�boucler la sangle, et Georges : � Bon
sang, laisse donc ce cheval. Va te
coucher. Si je te poussais tu tomberais...
�, lui-m�me dormant presque debout, mais
Blum ne r�sista pas lorsqu'il l'�carta :
sur les croupes cuivr�es des chevaux les
poils �taient coll�s par la pluie,
sombres, ils �taient aussi coll�s et
mouill�s sous les tapis de selle, une
odeur �cre, acide, s'en exhalant, et
tandis qu'il rangeait leurs deux
paquetages le long du mur il lui semblait
toujours la voir, l� o� elle s'�tait tenue
l'instant d'avant, ou plut�t la sentir, la
percevoir comme une sorte d'empreinte
persistante, irr�elle, laiss�e moins sur
sa r�tine (il l'avait si peu, si mal vue)
que, pour ainsi dire, en lui-m�me : une
chose ti�de, blanche comme le lait qu'elle
venait de tirer au moment o� ils �taient
arriv�s, une sorte d'apparition non pas
�clair�e par cette lampe mais
luminescente, comme si sa peau �tait
elle-m�me la source de la lumi�re, comme
si toute cette interminable chevauch�e
nocturne n'avait eu d'autre raison,
d'autre but que la d�couverte � la fin de
cette chair diaphane model�e dans
l'�paisseur de la nuit : non pas une femme
mais l'id�e m�me, le symbole de toute
femme, c'est-�-dire... (mais �tait-il
encore debout, d�faisant courroies et
boucles avec des gestes d'automate, ou
d�j� couch�, dormant, gisant dans le foin
ent�tant, tandis que l'entourait,
l'ensevelissait le lourd sommeil)...
sommairement fa�onn�s dans la tendre
argile deux cuisses un ventre deux seins
la ronde colonne du cou et au creux des
replis comme au centre de ces statues
primitives et pr�cises cette bouche herbue
cette chose au nom de b�te, de terme
d'histoire naturelle - moule poulpe pulpe
vulve - faisant penser � ces organismes
marins et carnivores aveugles mais pourvus
de l�vres, de cils: l'orifice de cette
matrice le creuset originel qu'il lui
semblait voir dans les entrailles du
monde, semblable � ces moules dans
lesquels enfant il avait appris � estamper
soldats et cavaliers, rien qu'un peu de
p�te press�e du pouce, l'innombrable
engeance sortie toute arm�e et casqu�e
selon la l�gende et se multipliant
grouillant se r�pandant sur la surface de
la terre bruissant de l'innombrable
rumeur, de l'innombrable pi�tinement des
arm�es en marche, les innombrables noirs
et lugubres chevaux hochant balan�ant
tristement leurs t�tes, se succ�dant
d�filant sans fin dans le cr�pitement
monotone des sabots (il ne dormait pas, se
tenait parfaitement immobile, et non pas
une grange � pr�sent, non pas la lourde et
poussi�reuse senteur du foin dess�ch�, de
l'�t� aboli, mais cette impalpable,
nostalgique et tenace exhalaison du temps
lui-m�me, des ann�es mortes, et lui
flottant dans les t�n�bres, �coutant le
silence, la nuit, la paix, l'imperceptible
respiration d'une femme � c�t� de lui, et
au bout d'un moment il distingua le second
rectangle dessin� par la glace de
l'armoire refl�tant l'obscure lumi�re de
la fen�tre - l'armoire �ternellement vide
des chambres d'h�tel avec, pendus �
l'int�rieur, deux ou trois cintres nus,
l'armoire elle-m�me (avec son fronton
triangulaire encadr� de deux pommes de
pin) faite de ce bois d'un jaune pisseux
aux veinules rouge�tres que l'on n'emploie
semble-t-il que pour ces sortes de meubles
destin�s � ne jamais rien renfermer sinon
leur vide poussi�reux, poussi�reux
cercueil des fant�mes refl�t�s de milliers
d'amants, de milliers de corps nus,
furieux et moites, de milliers d'�treintes
emmagasin�es, confondues dans les glauques
profondeurs de la glace inalt�rable,
virginale et froide [�]
|
Questions
:
- Analysez les proc�d�s qui permettent au romancier de
saisir simultan�ment diff�rents niveaux de conscience
(ponctuation, temps, modes, juxtapositions,
accumulations, parenth�ses).
- Montrez que la prose de Claude Simon r�v�le des
caract�res po�tiques (rythmes, m�taphores).
4.
Roman et po�sie.
�
Au bout d'un moment, le roman s'est en quelque
sorte bris� entre mes mains �, disait Michel
Butor. Le genre romanesque est loin, en effet, de
pouvoir rendre compte � lui seul de l'�uvre de ce
professeur, philosophe et po�te qui choisit le roman
au d�but de sa carri�re comme pour en pervertir les
�l�ments fondamentaux : l'intrigue d'abord, r�duite le
plus souvent � une extr�me quotidiennet�; la
description, ensuite, dont on a fait � tort la
condition du r�alisme et qui, dans la pr�cision
apport�e � des d�tails insignifiants, confine en fait
� la po�sie. Car, de fa�on onirique et obsessionnelle,
le monde ext�rieur devient alors un �cran o� se
projette une conscience.

|
Michel
Butor (1926-2016)
La Modification (1957)
Le
roman raconte le voyage en train d'un homme
d'abord d�cid� � quitter son �pouse pour sa
ma�tresse puis finalement r�solu � rompre
avec celle-ci. La relative banalit� de cette
intrigue n'explique pas seule, on s'en
doute, la renomm�e de cette �uvre qui s'est
surtout signal�e par le choix du pronom de
la deuxi�me personne du pluriel pour
d�signer le personnage, devenu ainsi le
lecteur lui-m�me.
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Assis,
vous �tendez vos jambes de part et d'autre de
celles de cet intellectuel qui a pris un air
soulag� et qui arr�te enfin le mouvement de
ses doigts, vous d�boutonnez votre �pais
manteau poilu � doublure de soie changeante,
vous en �cartez les pans, d�couvrant vos deux
genoux dans leurs fourreaux de drap bleu
marine, dont le pli, repass� d'hier pourtant,
est d�j� cass�, vous d�croisez et d�roulez
avec votre main droite votre �charpe de laine
grumeleuse, au tissage l�che, dont les
nodosit�s jaune paille et nacre vous font
penser � des �ufs brouill�s, vous la pliez
n�gligemment en trois et vous la fourrez dans
cette ample poche o� se trouvent d�j� un
paquet de gauloises bleues, une bo�te
d'allumettes et naturellement des brins de
tabac m�l�s de poussi�re accumul�s dans la
couture.
Puis, saisissant avec violence la
poign�e chrom�e dont le noyau de fer plus
sombre appara�t d�j� dans une mince d�chirure
de son placage, vous vous efforcez de fermer
la porte coulissante, qui, apr�s quelques
soubresauts, refuse d'avancer plus loin, au
moment m�me o� appara�t dans le carreau �
votre droite un petit homme au teint tr�s
rose, couvert d'un imperm�able noir et coiff�
d'un chapeau melon, qui se glisse dans
l'embrasure comme vous tout � l'heure, sans
chercher le moins du monde � l'�largir, comme
s'il n'�tait que trop certain que cette
serrure, que cette glissi�re ne
fonctionneraient pas convenablement,
s'excusant silencieusement, avec un mouvement
de l�vres et de paupi�res � peine perceptible,
de vous d�ranger tandis que vous repliez vos
jambes, un Anglais vraisemblablement, le
propri�taire s�rement de ce parapluie noir et
soyeux qui raie la moleskine verte, qu'il
prend en effet, qu'il d�pose, non point sur le
filet mais au-dessous, sur la mince �tag�re
faite de tringles, ainsi que son couvre-chef,
le seul dans ce compartiment pour l'instant,
un peu plus �g� que vous sans doute, son cr�ne
bien plus d�garni que le v�tre. A droite, au
travers de la vitre fra�che � laquelle
s'appuie votre tempe, et au travers aussi de
la fen�tre du corridor � demi ouverte devant
laquelle vient de passer un peu haletante une
femme � capuchon de nylon, vous retrouvez, se
d�tachant � peine sur le ciel gris�tre
l'horloge du quai o� l'�troite aiguille des
secondes poursuit sa ronde saccad�e, marquant
exactement huit heures huit, c'est-�-dire deux
pleines minutes de r�pit encore avant le
d�part, et sans cesser de tenir serr� dans
votre main gauche le volume que vous avez
achet� presque sans vous arr�ter dans la salle
des Pas Perdus, vous fiant � sa collection,
sans lire son titre ni le nom de l'auteur,
vous d�couvrez � votre poignet jusqu'alors
cach� sous la triple manche blanche, bleue et
grise, de votre chemise, de votre veston, de
votre manteau, votre montre rectangulaire
fix�e par une courroie de cuir pourpre, avec
ses chiffres enduits d'une mati�re verd�tre
qui brille dans la nuit, qui marque huit
heures douze et dont vous corrigez l'avance.
Dehors, une voiture � accumulateurs se
fraye un chemin sinueux parmi la grise foule
affair�e, encombr�e, qui s'�meut, qui
s'embrouille dans ses conciliabules et ses
adieux, tendant l'oreille aux bribes de
paroles d�form�es que d�versent les
haut-parleurs, puis l'autre train s'�branle
dans le bruit, ses wagons verts passant les
uns apr�s les autres jusqu'au dernier qui, se
retirant comme la frange d'un rideau de
th��tre, ouvre � vos yeux, comme une sc�ne
immens�ment allong�e, un autre quai populeux
avec une autre horloge et un autre train
immobile qui, lui, ne partira
vraisemblablement qu'une fois que le v�tre
aura quitt� la gare.
Vos paupi�res, vous avez du mal � les
tenir ouvertes, votre t�te � la redresser;
vous voudriez vous enfoncer dans l'encoignure,
y creuser avec votre �paule un trou
confortable, mais votre dos se tord en vain,
puis il est pris par la secousse et le
remuement.
L'espace ext�rieur s'agrandit
brusquement; c'est une locomotive minuscule
qui s'approche et qui dispara�t sur un sol
z�br� d'aiguillages; votre regard n'a pu la
suivre qu'un instant comme le dos l�preux de
ces grands immeubles que vous connaissez si
bien, ces poutrelles de fer qui se croisent,
ce grand pont sur lequel s'engage un camion de
laitier, ces signaux, ces cat�naires, leurs
poteaux et leurs bifurcations, cette rue que
vous apercevez dans l'enfilade avec un
bicycliste qui vire � l'angle, celle-ci qui
suit la voie n'en �tant R�par�e que par cette
fragile palissade et cette �troite bande
d�herbe hirsute et fan�e, ce caf� dont le
rideau de fer se rel�ve, ce coiffeur qui
poss�de encore comme enseigne une queue de
cheval pendue � une boule dor�e, cette
�picerie aux grosses lettres peintes de
carmin, cette premi�re gare de banlieue avec
son peuple en attente d'un autre train, ces
grands donjons de fer o� l'on th�saurise le
gaz, ces ateliers aux vitres peintes en bleu,
cette grande chemin�e l�zard�e, cette r�serve
de vieux pneus, ces petits jardins avec leurs
�chalas et leurs cabanes, ces petites villas
de meuli�re dans leurs enclos avec leurs
antennes de t�l�vision.
La hauteur des maisons diminue, le
d�sordre de leur disposition s'accentue, les
accrocs dans le tissu urbain se multiplient,
les buissons au bord de la route, les arbres
qui se d�pouillent de leurs feuilles, les
premi�res plaques de boue, les premiers
morceaux de campagne d�j� presque plus verte
sous le ciel bas, devant la ligne de collines
qui se devine � l'horizon avec ses bois.
Ici, dans ce compartiment, berc�s et
malmen�s par le bruit soutenu, par sa profonde
vibration constante soulign�e irr�guli�rement
de stridences et d'hululations en touffes
�pineuses, les quatre visages en face de vous
se balancent ensemble sans dire un mot, sans
faire un geste, tandis que l'eccl�siastique de
l'autre c�t� de la fen�tre, avec un l�ger
soupir d'exasp�ration, referme son br�viaire
reli� de cuir noir souple, tout en gardant son
index entre les pages � tranche dor�e comme
signet, laissant flotter le mince ruban de
soie blanche. [�]
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Questions
:
-
Quelles
sont vos r�actions de lecteur devant ce "vous" qui
semble vous interpeller autant que le personnage ?
Peut-on penser au "vous" du juge d'instruction qui
recompose devant un pr�venu l'ordre des faits que ce
dernier ne peut lui-m�me raconter ? Michel Butor �crit
en effet : � Ainsi chaque fois que l'on voudra
d�crire un v�ritable progr�s de la conscience, la
naissance m�me du langage ou d'un langage, c'est la
seconde personne qui sera la plus efficace. � (Essais
sur le roman, 1964).
-
En vous aidant de l'appr�ciation
suivante, montrez comment l'espace d�crit est un
espace mental : � Robbe-Grillet d�crit les objets
pour en expulser l�homme. Butor en fait au contraire
des attributs r�v�lateurs de la conscience humaine,
des pans d�espace et de temps o� s�accrochent des
particules, des r�manences de la personne : l�objet
est donn� dans son intimit� douloureuse avec
l�homme, il fait partie d�un homme, il dialogue avec
lui. � (Roland Barthes, Essais critiques,
1964).

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